On ne présente plus les accomplissements de Taïwan dans le domaine de l’informatique. Et pourtant, qui remarque la similitude entre l’île et une carte de circuits intégrés ? Une carte informatique est composée de centaines de circuits complexes fichés sur une petite plaque de plastique ; quant à Taïwan, c’est une petite île sur laquelle s’entasse une population nombreuse. La différence — notable — réside dans le fait que cet encombrement est le résultat d’une planification rigoureuse et respecte un ordre parfait dans le cas d’une carte informatique, alors qu’il est chaotique et non planifié dans le cas de Taïwan. Et si l’accumulation ajoute encore aux performances des ingénieurs informatiques, elle n’amène que des tracas aux urbanistes.
Un coup d’œil à la densité de population donne une idée de l’étendue du problème. Taïwan fait environ 36 000 km2. Une fois retranchées à cette superficie totale les zones montagneuses et pentues, ainsi que celles réservées à l’exploitation agricole ou aux parcs naturels, il ne reste guère plus que 1 450 km2 aux 22 millions d’habitants pour construire leurs villes, leurs zones industrielles et commerciales, leurs espaces de loisirs et tout ce qui fait de Taïwan une société moderne. Si ces chiffres ne vous donnent pas une image assez claire de ce qui reste de terres utiles non développées, essayez de vous représenter un tiers de la population française sur une superficie un petit peu plus grande que le département du Val-d’Oise!
L’urbanisation a suivi à Taïwan la voie habituelle dans les pays développés : avec la croissance économique, l’exode rural est apparu comme un pas en avant en termes de niveau de vie et d’opportunités professionnelles. Un quart de la population vit ainsi aujourd’hui dans les villes de Taïpei, Taichung et Kaohsiung. Les citadins ont cependant vite trouvé leur environnement trop peuplé et les plans d’urbanisme insatisfaisants. Prenons l’exemple de Wanhua, qui fut le premier quartier du bassin taïpéien à voir se développer des activités commerciales et religieuses, entre autres. Le temps a passé, et Wanhua a absorbé de plus en plus de monde sans pour autant évoluer. Comparé à d’autres quartiers de la capitale, les rues sont à Wanhua plus étroites, l’espace y est plus rempli, les bâtiments plus vieux et les aménagements urbains de moins bonne qualité. Malgré un passé glorieux, Wanhua est de nos jours l’un des quartiers les moins avenants de la capitale.
La dégradation de leur environnement a donc incité les citadins à emménager dans les banlieues et les zones moins construites. Statistiques parlantes, la population de Taïpei n’a pas augmenté au cours des dix dernières années, alors que celle du hsien (district) de Taïpei s’est considérablement élevée. Ceux qui peuvent se le permettre résident en banlieue, où le cadre de vie est plus agréable, et travaillent en ville ; les autres restent dans les vieux quartiers tels que Wanhua, qui se dégradent de jour en jour.
D’autres éléments viennent parfois rompre l’harmonie originelle d’un lieu. Prenons le cas de Tungshih : cette petite commune du hsien de Taichung fut jadis un centre de transit pour l’industrie du bois. L’espace entourant la gare de chemin de fer y était le siège de toutes sortes d’activités commerciales. Lorsque les exploitations forestières avoisinantes ont fermé leurs portes, les trains ont cessé de circuler et la gare est tombée en déshérence. Les propriétaires des terrains sur lesquels la gare avait été construite — le bureau des propriétés de l’Etat et l’administration des chemins de fer de Taïwan — n’ont toujours pas formulé de projet à son sujet.
Dans ce genre de situation, forte est la tentation de laisser tomber et d’aller s’installer ailleurs, alors que cela ne résout pas les problèmes fonciers. « C’est comme d’élever un enfant, dit Ting Chih-cheng, directeur de la recherche et de l’administration de la Urban Regeneration R&D Foundation. Quand vous vous apercevez que votre fils de vingt ans n’est pas parfait, est-ce que vous perdez tout espoir, faites un autre enfant et passez à nouveau vingt ans à élever ce deuxième garçon, ou bien faites-vous quelque chose pour aider le premier à reprendre le droit chemin? »
Qu’est-il alors possible de faire pour que ce grand garçon de vingt ans devienne un homme meilleur? La méthode la plus draconienne — celle adoptée par certaines villes américaines dans les années cinquante et soixante — consiste pour le gouvernement à acheter les terrains et à les revendre à des promoteurs immobiliers, qui font table rase pour reconstruire. Cette approche ne semble cependant pas applicable à Taïwan. Tout d’abord, la plupart des communes n’ont pas les moyens d’acheter les terrains convoités, bien qu’elles achètent à des prix bien moins élevés que ceux du marché. En fait, certaines municipalités n’ont même pas suffisamment de fonds pour payer leurs employés. Récemment, au cours d’un séminaire organisé par un quotidien local, le maire de Peipu, une commune du hsien de Hsinchu, décrivait en ces termes la situation : « La réunion [pour le vote du budget] a commencé à dix heures et demie et nous avons levé la séance une demi-heure plus tard. Nous n’avions même pas assez d’argent pour payer le personnel, alors ce n’était pas la peine de faire d’autres projets, et les élus n’ont eu ni proposition à examiner ni budget à réduire. »
Ensuite, même si une municipalité dispose des fonds nécessaires, l’achat de terrains reste problématique du fait de la complexité des titres de propriété : pour diverses raisons, à Taïwan, un même terrain peut appartenir conjointement à une douzaine de personnes. Parvenir à rentrer en contact avec chacune d’elles et à les convaincre de signer un contrat de vente relève de la gageure. Autre obstacle, la pratique spéculative fort répandue consistant à acheter de toutes petites parcelles — qui ne font parfois que quelques mètres carrés — à bas prix et à attendre que celles-ci soient incluses dans un projet de développement quelconque. Si un projet voit le jour, les propriétaires peuvent alors faire grimper les prix de ces parcelles jusque-là inutilisables. Par ailleurs, dans les grandes villes, il n’est pas rare que les terrains appartiennent conjointement à différentes administrations, avec lesquelles il est parfois encore plus malaisé de négocier qu’avec des propriétaires privés. Il suffit de se pencher sur le long processus d’acquisition par lequel passe tout projet immobilier public ou privé pour se faire une idée des tractations interminables que cela implique.
Ainsi, pour des raisons diverses et variées, bien souvent, là où le besoin s’en fait le plus sentir, le réaménagement ne dépasse pas le stade du projet. De fait, les urbanistes estiment qu’un grand nombre de quartiers, dans la plupart des villes de Taïwan, ont besoin d’une régénération. Davantage d’espaces verts pourraient par exemple être ajoutés aux quartiers surpeuplés de Taïpei, et si les terrains entourant la gare de Tungshih étaient réservés à des activités culturelles ou de loisirs, cela profiterait au secteur du tourisme que la municipalité tente de faire naître.

Dans les zones rurales, les projets de réaménagement permettent de créer des emplois.
A Taïwan, l’histoire du réaménagement de l’espace urbain n'est pas tout à fait une idée neuve : elle a trente ou quarante années d’existence. Dans sa première période, ce réaménagement s’est concentré sur les habitations illégales. Une enquête de la mairie de Taïpei avait établi en 1958 qu’un tiers de la population vivait dans des habitations illégales, et la municipalité passa les vingt années suivantes à en raser plus d’une centaine de milliers. Ensuite, en 1977, la mairie de la capitale mit sur pied un département chargé de la mise en œuvre des projets de réaménagement, puis en 1993, elle édicta un règlement accordant plus de surface au sol aux projets de réaménagement. Cela dit, bien que la mairie ait depuis lors sélectionné plus d’une centaine de parcelles à réaménager, seuls une poignée de projets ont vu le jour...
La raison en est simple : les terrains sélectionnés sont certes très alléchants pour le secteur privé, mais ils appartiennent souvent à des agences gouvernementales que ces considérations n’intéressent pas. Par exemple, la mise en souterrain du réseau de chemin de fer a permis de libérer de vastes parcelles appartenant conjointement aux autorités centrales, municipales et provinciales. Dix-sept ans plus tard, les trois parties ne se sont toujours pas mises d’accord sur le partage des terrains, qui sont restés à l’abandon. Alors pourquoi ne pas les vendre au secteur privé ? Et bien parce que, comme chacun sait à Taïwan, les conseils municipaux et de hsien n’approuveront jamais les ventes de terrains publics.
En plus de la réglementation propre à la capitale, il existe un chapitre de la loi d’urbanisme concernant le réaménagement des quartiers délabrés. Les procédures sont en place, mais rien n’a été prévu pour inciter les autorités locales, les propriétaires fonciers et les entrepreneurs à entrer en action. Ce n’est qu’en novembre 1998 qu’a été adoptée la loi de réaménagement de l’espace urbain, loi qui apporte une réponse plus complète au problème en établissant clairement les droits et les devoirs de chacune des parties.
Les procédures à suivre pour un projet de réaménagement sont ainsi définies par la loi : en tenant compte du niveau de développement, des désirs de la population, du contexte socio-économique et des caractéristiques culturelles des différentes zones placées sous sa juridiction, la municipalité identifie les quartiers à réaménager en priorité. Puis, par voie d’appel d’offre, elle choisit un promoteur chargé de la gestion des dépenses, de la planification détaillée et des négociations avec les propriétaires fonciers. La possibilité est également donnée aux propriétaires fonciers individuels dont les terrains ne sont pas inclus dans un projet municipal de demander le réaménagement de ceux-ci s’ils le jugent nécessaire.
En ce qui concerne le vieux problème des propriétaires multiples, la nouvelle loi offre de nouvelles ficelles pour sortir de l’impasse. Les projets de réaménagement ne nécessitent plus l’assentiment de l’ensemble des propriétaires impliqués : l’accord de la majorité des propriétaires — majorité définie au cas par cas en fonction de la taille des terrains considérés et du nombre de propriétaires — suffit pour faire démarrer le projet. En outre, les terrains appartenant à l’administration ne peuvent plus être gelés s’ils sont inclus dans une zone à réaménager.
Comme c’est parfois le financement des projets qui pose problème, certaines communes ont recours à des emprunts, ce qui malheureusement pose d'autres difficultés. La municipalité de Taichung avait ainsi prévu de rembourser les emprunts contractés pour financer ses projets de développement à l’aide de taxes — d’habitation entre autres — qu’elle espérait prélever après avoir procédé au rezonage d’un quartier. Mais comme l’offre en immobilier était déjà excédentaire dans la ville, les terrains dégagés n’ont pas trouvé beaucoup d’acheteurs. La municipalité n’est donc pas parvenue à lever autant de taxes qu'elle escomptait. « C’est comme si vous empruntiez de l’argent pour acheter une grande maison alors que vous n’avez besoin que d’un petit appartement, dit M. Ting. Après avoir payé cette onéreuse villa, il ne vous reste plus rien pour la décorer, acheter des meubles ou rembourser votre emprunt. Vous n’avez alors plus d’autre solution que de l’abandonner, vide. »
Les projets de réhabilitation coûtent cependant moins cher en général que la mise en valeur de nouveaux terrains : les équipements déjà en place peuvent par exemple être réintégrés au terrain réaménagé. Et, mieux encore, quand ils prévoient des plans de financement complets et des exonérations de taxes, les projets de ce type permettent de prendre l’argent dans la poche des promoteurs immobiliers plutôt que de puiser dans le budget municipal.

Il faudrait bien plus qu’un ravalement de façade pour régénérer certains quartiers. Et pourtant, peu de projets d’urbanisme voient le jour.
En définissant clairement les droits et les devoirs de chacun et en contournant l’obstacle des propriétaires multiples, la nouvelle loi facilite grandement la mise en œuvre des projets d’urbanisme. Néanmoins, lorsque la fondation qu’il dirige a été chargée d’élaborer des plans de réaménagement pour un certain nombre de quartiers, M. Ting s’est aperçu que la loi n’apportait pas la solution à tous les problèmes. Par exemple, les personnes âgées s’opposent souvent à la destruction de leurs vieux logements, car elles y sont attachées sentimentalement, même si elles savent que ces travaux de démolition sont dans leur intérêt et que le quartier s’en trouvera amélioré. « Le cœur du problème, ce ne sont ni les terrains, ni ce qui s’y trouve ni ce que nous y démolissons ou construisons, affirme M. Ting. Le problème ce sont les gens, et quand les mentalités s’en mêlent, les choses ont tendance à devenir un peu irrationnelles.»
Au facteur émotionnel, s’inquiète l’urbaniste, s’ajoute le fait que la plupart des municipalités, des propriétaires fonciers et des promoteurs n’ont qu’une vague idée des raisons pour lesquelles leurs villes ont besoin d'une cure de jouvence ou de ce que cela peut leur apporter. Il note que la nouvelle loi laisse une plus grande marge de manœuvre aux autorités locales : elle leur donne le droit d’apporter de petites modifications à leurs plans d’urbanisme en fonction des projets plus récents, sans être obligés de soumettre les nouvelles versions à l’approbation du gouvernement central. Il devrait donc être plus facile pour les autorités locales de faire avancer les choses. Ce qui les encourage à agir, c’est que lorsqu’un projet est achevé, elles sont récompensées par l’augmentation des revenus fiscaux, la création d’emplois et l’amélioration de l’environnement. Néanmoins, exception faite de Taïpei, peu de municipalités assument ces responsabilités, et les élus — même au niveau central — ne comprennent pas toujours très bien les enjeux de l'urbanisme.
En outre, déplore M. Ting, bien que la nouvelle loi mette l’accent sur le partenariat entre secteur public et secteur privé, il semble que ni l’un ni l’autre ne soient encore assez mûrs pour accepter des relations de cette nature. Bien sûr, les urbanistes savent qu’il n’est pas possible de changer les mentalités en une nuit, et qu’il faut laisser aux divers acteurs le temps d’évoluer. « L’expérience des autres pays nous apprend que la régénération d’une ville est un combat lent et difficile, dit en conclusion M. Ting. Cela dit, si nous voulons que nos villes continuent à se développer, ce combat, il faut l’engager. Mieux vaut tard que
jamais. »